Il y a, dans Les Nouveaux espaces de liberté, livre rédigé à quatre mains au tout début des années 1980, une énergie rare qui contraste avec le recul de l’orientation révolutionnaire dans les années 1970. Ici, aucun recul – aucune « mort du politique », comme on disait beaucoup alors ; au contraire, une volonté d’affirmation réitérée et réorientée. Affirmation politique.
Texte suivi de : DES LIBERTÉS EN EUROPE, de Félix Guattari, de LETTRE ARCHÉOLOGIQUE, de Toni Negri et de la « POSTFACE » à l’édition américaine de 1990, de Toni Negri
Lignes a entrepris de publier/republier les textes inédits ou épuisés de Félix Guattari, entreprise commencée avec les très importants Écrits pour l’anti-Œdipe ; poursuivie par les 65 rêves de Franz Kafka. Les Nouveaux espaces de liberté est un livre passionnant, qui ne connut qu’une diffusion confidentielle lors de sa première édition, en 1985. C’est un ouvrage qui intéresse l’époque dans laquelle il a été écrit (qui s ’inscrit contre elle, certes, mais qui déroute aussi ceux dans l’amitié desquels il l’a été) ; qui intéresse la nôtre aussi bien, vingt-cinq ans plus tard, et à plus d’un titre.
Comme dans tout livre écrit à deux voix ou à quatre mains, il est difficile de distinguer ce qui doit à chacun. Il ne faut pas mésestimer cependant le fait que, si c’est le premier livre coécrit par Toni Negri, longtemps donc avant ceux écrits avec Michaël Hardt (entre autres, le très célèbre Empire dont il s’est vendu un million d’exemplaires dans le monde), c’est le quatrième coécrit par Félix Guattari – il est alors et aussi l’auteur de rien de moins que L’Anti-Œdipe et Mille plateaux, écrits avec Gilles Deleuze, livres emblématiques des années qui ont juste précédé. D’une certaine façon, donc, l’ascendant de Guattari est possible. Ce que confirme la forte présence de représentations et de conceptualisations explicitement guattariennes. Présence d’autant plus sensible que le caractère températeur du rôle de Deleuze ne s’exerce pas ici ; que Guattari s’y montre tout à fait libre ; liberté encouragée par celle que montre Negri – une liberté pas seulement théorique, mais politique aussi.
Il y a dans ce livre une énergie rare, qui contraste avec le recul de l’orientation révolutionnaire dans les années 1970. Aucun recul – aucune « mort du politique », comme on disait beaucoup alors, comme le disaient alors surtout ceux qu’elle arrangeait ; au contraire, une volonté d’affirmation réitérée et réorientée. Laquelle prend appui sur mai 1968, tenu ici comme l’élan non démenti pour une exploration personnelle et sociale des nouvelles subjectivités collectives : « C’est donc un monde en pleine mutation qui a commencé en expansion en 68 et qui, depuis lors, à travers des transformations incessantes, des échecs et des réussites de toutes sortes, s’est efforcé de tresser un réseau inédit d’alliance au sein de la multitude des composantes singulières qui s’accrochent à lui. Telle est la nouvelle politique : l’exigence d’une requalification des luttes de base en vue de la conquête continue d’espaces de liberté, de démocratie et de créativité. » Telle pourrait être le résumé de ce livre, où figurent les mots « espaces de liberté », qui en constituent le titre, « alliance », qui a failli le constituer (initialement prévu de s’appeler Les Nouvelles alliances), « multitude » enfin, mot sur lequel aurait bien pu continuer de s’appuyer la réflexion longue et résolue que Negri et Guattari étaient tous deux déterminés à poursuivre. Politique que tous deux s’accordent à qualifier de « communiste » (ce sera d’ailleurs le titre de l’édition américaine des Nouveaux espaces de liberté, en 1990 : Communists like us) ; qualification déroutante en ces années ; communisme défini ici comme « expérimentation de la subjectivation la plus intense », comme « maximisation des processus de singularisation », comme « manifestation du singulier comme multiplicité, comme mobilité, variabilité spatio-temporelle et créativité »…
Longue analyse critique de ce que sont les années 1970, aussi bien du côté de la domination que, déjà, les auteurs désignent comme « capitalisme mondial intégré » (le « CMI ») que du côté des luttes de classe et des raisons de leurs échecs ; du côté enfin de l’échec par excellence ou de l’échec à la puissance deux que fut ce qu’ils appellent la « césure » désastreuse (« la plus profonde et la plus folle ») du terrorisme – très intéressantes pages sur celui-ci que tous deux condamnent sur un mode analogue à celui de Debord (notons en passant que c’est Negri qui était alors condamné et emprisonné) ; qu’ils accusent d’avoir reconduit les vieilles ossifications étatiques léninistes, au détriment des « processus révolutionnaires qui avaient commencé de détotaliser, de détérritorialiser » les anciennes « stratifications du pouvoir ». Le livre s’achève par des « propositions pour vivre et penser autrement » qu’on peut regarder comme un programme politique pour une époque où celle-ci était réputée morte. Et pour toute époque où elle le serait…
S’ajoutent à celui-ci, qui en font partie et le prolongent : « Des libertés en Europe », de Félix Guattari ; la « Lettre archéologique », adressée par Toni Negri, depuis sa prison, et pour qu’il la lise au public, à Guattari qui présentait le livre au Canada ; et la « Postface » à l’édition américaine de 1990 du seul Toni Negri. Cette importante postface de Toni Negri est la mieux à même de resituer, vingt-cinq ans après le livre, l’enjeu de celui-ci dans son époque.